Les deux étendards
Les deux étendards
, سبتمبر 12 2023
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Le jeune Michel Croz allait écrire son premier livre. Les règles de l'entreprise avaient été rapidement et sévèrement dressées : pour le jour, les lectures nécessaires en tous sens, les méditations, les longues notes pour Régis, tous les problèmes de Dieu et de la foi, pour la nuit, l'œuvre à empoigner. Dix-sept heures de travail, ni plus ni moins. Il ne fallait pas demander l'impossible à la carcasse périssable. Loi majeure de la tâche : la grandeur par les petits efforts. Inutile de se monter la tête avec des renoncements épiques pour éluder ensuite une modeste gêne. Plus d'excuses pour ne pas lire des livres trop rares ou trop chers parce que les bibliothèques publiques offusquent votre délicat esprit, que ces vulgaires prisons ne sauraient convenir à certaines rencontres solennelles. Certes, Sainte-Geneviève était un lieu de hideur et de pestilence, avec ses puanteurs de pieds et de carottes pourries, ses commis distillant la haine et la bêtise, ses larves studieuses, ses guenons de Sorbonne, rongées par les virginités comme par d'incurables maux, crottés jusqu'à leur brenneux entre-jambes, avec des corsages dont les aisselles moisissaient. Mais on se prendrait par la peau des fesses pour aller s'enfermer à Sainte-Geneviève, et les théologies et exégèses seraient concassées. Au soir, avec le livre, viendrait la récompense. Auparavant, on n'oublierait point les excitants littéraires savamment dosés, qui sont indispensables, et chaque jour quelque forte lampée de prose classique, Rabelais, Retz, Saint-Simon, Voltaire, Diderot, pour faire des muscles à sa phrase, la purger de tous les excréments du journalisme, des patois d'Université et de philosophie, des vieilles lectures - ce caramel poisseux laissé par les Barrès, les Loti et les Lemaître, ces morceaux de mâchefer qui sont le legs de quelque Bourget.

Les deux étendards, Lucien Rebatet. Éditions Gallimard, 1951. Page 180.