Jacques le fataliste et son maître
Jacques le fataliste et son maître
, أغسطس 22 2023
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Ce qu’il y a de vrai, c’est que de quelque endroit qu’il vous plaise de les mettre en route ils n’eurent pas fait vingt pas, que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien ! Jacques, l’histoire de tes amours ? »

Au lieu de répondre, Jacques s’écria : Au diable l’histoire de mes amours ! Ne voilà-t-il pas que j’ai laissé…

Le maître.
Qu’as-tu laissé ?

Au lieu de lui répondre, Jacques retournait toutes ses poches, et se fouillait partout inutilement. Il avait laissé la bourse de voyage sous le chevet de son lit, et il n’en eut pas plus tôt fait l’aveu à son maître, que celui-ci s’écria : Au diable l’histoire de tes amours ! Ne voilà-t-il pas que ma montre est restée accrochée à la cheminée !

Jacques ne se fit pas prier, aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas car il n’était jamais pressé… — Le château immense ? — Non, non. Entre les différents gîtes possibles, dont je vous ai fait l’énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.

Cependant son maître allait toujours en avant : mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m’attacher de préférence. Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde ; la recherche de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours de Jacques. Si l’abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais très ennuyé ; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d’idées dans la tête ; s’il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c’est de réminiscence ou d’inspiration. Il a des yeux comme vous et moi, mais on ne sait la plupart du temps s’il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus ; il se laisse exister, c’est sa fonction habituelle. L’automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pour voir si Jacques ne revenait pas ; il descendait de cheval et marchait à pied ; il remontait sur sa bête, faisait un quart de lieue, redescendait et s’asseyait à terre, la bride de son cheval passée dans ses bras, et la tête appuyée sur ses deux mains. Quand il était las de cette posture, il se levait et regardait au loin s’il n’apercevait point Jacques. Point de Jacques. Alors il s’impatientait, et sans trop savoir s’il parlait ou non, il disait : « Le bourreau ! le chien ! le coquin ! où est-il ? que fait-il ? Faut-il tant de temps pour reprendre une bourse et une montre ? Je le rouerai de coups ; oh ! cela est certain ; je le rouerai de coups. » Puis il cherchait sa montre, à son gousset, où elle n’était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques : c’étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l’heure qu’il était, à questionner Jacques, et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu’il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m’ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l’amusement, ou l’inverse de l’ennui de ma journée. Je vous supplie, lecteur, de vous familiariser avec cette manière de dire empruntée à la géométrie, parce que je la trouve précise et que je m’en servirai souvent.

Eh bien ! en avez-vous assez du maître ; et son valet ne venant point à vous, voulez-vous que nous allions à lui ? Le pauvre Jacques ! au moment où nous en parlons, il s’écriait douloureusement : « Il était donc écrit là-haut qu’en un même jour je serais appréhendé comme voleur de grand chemin, sur le point d’être conduit dans une prison, et accusé d’avoir séduit une fille ! »

Jacques le fataliste et son maître, Denis Diderot, 1796.
Éditions Gallimard, 2004.